" Audace
" : l'insoutenable regard ?
Guépard en course - format : 37 x 78 x 25 cm
Ce qui
me plait dans la sculpture, par rapport à la peinture
par exemple, c'est le côté volume et tri dimensionnel
des œuvres qui demandent à être observées sous divers
angles de vue : on tourne autour d'une sculpture afin
de pouvoir en prendre connaissance dans tous ses
aspects et le toucher vient en complément de la vision
(1) pour apprécier
d'une courbe, d'une surface lisse ou au contraire
grenue.
Avec "
Audace ", j'aime contourner cette sculpture et la
faire pivoter sur son socle mobile, afin de la voir
sous tous ses aspects, mais je reviens toujours au
regard de l'animal qui m'attire irrésistiblement et me
fascine.
Cependant, à aucun
moment mon œil n'ose s'arrêter et se fixer sur le
regard furtif de l'animal traqué qui observe de biais
(2) au loin : je ne
veux croiser le regard du guépard, de peur de le faire
fuir.
Il m'est
impossible de regarder directement cette œuvre et de "
soutenir " le regard du guépard : c'est à la dérobée
que je m'autorise - avec la mauvaise conscience d'un
voyeur - à surprendre l'intimité de l'animal qui n'a
pas encore conscience de mon existence.
Je suis subjugué par cette
sculpture, mais je dois la regarder " Les yeux grand
fermés " (3), de
peur de rompre le charme " merveilleux " de cet
instant fugace en ouvrant les yeux et en m'éveillant.
Même sans croiser son regard,
je sais que dans un instant le guépard aura disparu,
et je ne peux rien faire pour empêcher cela…
Tout dans cette sculpture est
éphémère, mais grâce à la magie des doigts de Vassil -
après un long travail manuel de pétrissage de la
glaise (4) - cet
instant privilégié a été coulé en un bloc de bronze
qui immortalise la légèreté élégante de l'animal
sauvage et survivra - pour l'éternité (5) - à son créateur et son éventuel acquéreur
!
On pourrait
craindre une œuvre figée, avec un animal stoppé net
dans sa course, comme un cliché trop net au piqué trop
dur, pris avec un appareil réflex au 8 000ème de
seconde (6),
mais bien au contraire, on a ici le sentiment d'une
sculpture profondément dynamique.
L'équilibre de
cette sculpture est fondamentalement instable, nous
sommes très proches du point de " rupture d'équilibre
", et tel un motard, le guépard compense ici la force
centrifuge de son brusque changement de direction en
s'incurvant à l'intérieur du virage, ce qui accentue
le sentiment de vitesse, la queue allongée servant de
balancier stabilisateur, comme l'aileron arrière d'un
hélicoptère, participe à donner l'illusion du
mouvement de fuite en avant...
Les pattes de
l'animal sont rassemblées sous son corps et une seule
touche encore le sol par un infime point de contact
qui défie notre entendement : comment le point de
soudure de cette imposante sculpture ne vient-il pas à
céder et la pièce, en porte à faux, à se désolidariser
de son support ?
C'est irréel !
C'est une
constante de Vassil que de " fragiliser " avec une
grâce aérienne nombre de ses œuvres brutes et
puissantes en réduisant à son minimum le point de
contact entre la pièce principale (la sculpture) et
son socle (la terrasse).
On retrouve cette
prouesse technique, tant sur des œuvres de très petite
taille, telles :
-" le virage
salutaire " (gazelle) - bronze, fonte Chapon, longueur :
21cm : " Pour échapper aux prédateurs, la petite
gazelle de Thomson est capable de virer sur place en
pleine course... "
-" Lycaon
" - bronze, fondeur Chapon, longueur : 24cm
: " La chasse venait d'être lancée par la meute…
Maintenant c'est à qui serait le plus rapide pour
maîtriser la proie… ".
que sur des œuvres de très grande taille et d'un poids
considérable, telles :
-" Panique
" (gazelle) - bronze, fonte Chapon, longueur :
90cm : " La gazelle de Thomson affolée tente un
virage juste au moment où le guépard la rattrape… "
-" la
course du guépard " - bronze, fonte
Chapon, longueur : 120cm : " Le guépard piqua une
pointe de vitesse si rapide qu'il se sentit puissant
et intouchable. Il était heureux d'être le champion.
Il se sentait libre… "
Mais pour parvenir à cet
équilibre instable, avant de devenir définitif et
d'être coulé en bronze, tout le savoir faire de
l'artiste est nécessaire.
Sans doute la travail de
Vassil est-il en ce sens profondément moderne et ancré
dans notre XXIe siècle, car c'est grâce à des
matériaux récents (plastiline) que le sculpteur est
aujourd'hui en mesure de réaliser ces prouesses
techniques, tout comme la construction du viaduc de
Millau (7) n'a
été rendu possible que grâce aux capacités de calcul
des récents supercalculateurs et processeurs qui ont
remplacés les anciens circuits imprimés de nos
calculatrices, eux-mêmes substitués aux bouliers et
règles à calcul !
François-Laurent JACQUIER
(1)Je me souviens avec beaucoup
d'émotions d'une exposition de sculptures " en aveugle "
qui avait eu lieu il y a une dizaine d'année au Palais
de Tokyo au Trocadéro : les sculptures étaient
présentées dans l'obscurité totale, les visiteurs ne
pouvait les " visualiser " qu'au moyen du seul sens du
toucher : une expérience inoubliable !
(2)C'est grâce à sa
vision périphérique, en non pas sa vision fovéale
(centrale), que l'œil est capable de détecter le moindre
mouvement.
(3)Traduction
littérale d' " Eyes Wide Shut ", le dernier film de
Stanley Kubrick, projeté en 1999.
(4)En réalité de la
plastiline, soutenue durant toute la période de
conception de la sculpture par un complexe assemblage de
haubans et tires-fonds reliés à des potences.
(5)Le bronze est "
recyclable ", sous l'Empire, à une époque pas si
lointaine, on fondait les statues de bronze, ornements
de nos places et jardins, pour en faire des canons, et
inversement à partir des prises de guerre, mais très
difficilement " biodégradable " : ce n'est certainement
par un matériau aujourd'hui " écologiquement correct " !
(6)Les photographes
professionnels de sports extrêmes, pour rendre lisible
la vitesse de leur sujet sur leurs clichés, évitent
d'utiliser des vitesses trop rapides qui " figent " le
mouvement et utilisent au contraire des vitesses
moyennement rapides de l'ordre du 125ème de seconde,
tout en suivant leur sujet dans le viseur de leur
appareil en un lent mouvement régulier de rotation, ce
qui - lorsque l'opération est réussie - donne un sujet
principal parfaitement net se détachant sur un fond flou
" filé " qui communique à la photographie l'idée sous
jacente de vitesse…
(7)Voyez le livre de
Mario Salvadori, " Comment ça tient ? ", éditions
Parenthèses, Paris, 2005.
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